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"De quel monstre enfantés ?"

(Par-avant 18, Encres délibérées)

     Il dit : les corps s’agrègent parfois étrangement sur la page. Le grain neigeux les cristallise dans leur mouvement balbutié avec une netteté crissante. Leurs contours s’enfoncent dans la mémoire avec la même force sucrée. On ne sent rien, mais c’est une empreinte irréparable, teintée de rouge et de matière brûlante.

       Pourtant le visage des personnages n’est jamais aussi limpide que celui des êtres qu’on a croisés dehors. On distingue, par la matière-mots, leur silhouette, la cambrure marquée, le buste droit, la vivacité de la paume en revers, passant sur le front pour dire la chaleur étouffante.

       Ils sont nés d’une braise de souffrance et de joie vives, pas nous.

       Il les fixe avec précaution. Leur visage se brouille sans prévenir, les ongles ne sont pas finis, les cheveux oubliés – c’est l’idée d’un corps qui circule alors dans sa tête, quand l’histoire y a tendu ses filets, l’idée qui obsède mais n’a pas toujours la colère d’un fauve encagé.

   Le mouvement engendre tout, les images s’enchaînent comme dans le naturel et fou jeu des associations, la nuit venue. Il griffonne, sans compter, rature, il laisse en plan et repart, tentant de suivre toute cette agitation, de n’en rien perdre.

    Des créatures inédites émergent parfois de toutes ces flaques épaisses, d’histoires bien réelles et charpentées. Il s’immisce entre les planches. Des corps morcelés aimantent des reliquats de souvenirs enfouis bien loin, dont il ignorait qu’ils pussent un jour renaître pour nourrir une autre vie que la leur. De quelles sources taries, de quels corps dépecés viennent les trois chairs colmatées de la chimère ? Peu importe, se dit-il. C’est une jambe qui glisse comme un ruban soyeux, on devine les orteils étirés comme un bâillement dans le sable doux. C’est un mouvement de l’épaule dont la désinvolture nous en rappelle une autre, qui l’accentue. C’est une folle chevelure déployée au vent du large – qu’on n’aura jamais.

 

    Les personnages ne sont pas seuls. Ils se réchauffent à la chaleur de nos ombres évanouies. Parfois, l’incandescence est telle qu’on a l’intime sensation de les connaître depuis toujours.

 

       Et il sourit de les accueillir.

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