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La bouche d'ombre

     La pâte est revenue. Elle naît toujours de la même façon : un chewing-gum qu’il accepte, négligemment, alors qu’il sait que c’est dangereux pour lui. Peu importe le parfum, même s’il a observé que la fraise est plus rapide à se transformer que la menthe.

     Elle colle d’abord au palais, il devrait se douter, dès qu’il ressent les premiers symptômes, qu’il est temps de recracher la confiserie. Mais il ne peut pas, il est entouré de gens, ne veut pas être impoli, coince le chewing-gum au fond de sa bouche, tente de le remuer le moins possible, de l’oublier comme un corps étranger dans son corps, et tout en continuant à parler, se dit qu’il trouvera une occasion pour le jeter, dès qu’ils tourneront à un coin de rue.

  Mais c’est trop tard. C’est devenu un parasite amorphe, flouté. Il ne peut jamais proprement et simplement jeter la pâte, sortie de ce chewing-gum usagé, elle est devenue une masse grosse, sans goût, paralysante, qui bizarrement s’émiette, s’effrite mollement dès qu’il n’en veut plus, si bien qu’il doit, alors, faire un effort, tourner le dos sans discrétion, pour se cacher des autres et essayer de s’en débarrasser, en raclant au mieux, de ses doigts prestement introduits entre ses lèvres ouvertes largement, à se fendre, ses doigts qui diluent un goût salé dans la salive, cette poisse fade, cette matière pleine qui lui obstrue la gorge.

     Elle colle de plus belle, résiste, ne vient jamais totalement. On en sort jamais, se dit-il, de cette poisse, cette boule qui l’empêche de parler, d’avaler. Plus il racle, plus la substance pâteuse grossit, elle se transforme au dehors et à l’intérieur de la bouche, comme si son corps reconnaissait par elle un moyen de se dérégler, de participer au grand bazar. Elle menace d’entrer plus avant dans son corps en contaminant la gorge profonde, elle semble se renforcer de sa salive, de son agitation, son épuisement. Et puis il voit : ce qu’il jette au dehors, dans l’espoir fou de ne pas s’étouffer, c’est une corde, des centimètres, puis des mètres de corde. Peut-être des kilomètres, depuis le temps.

     La corde se brise, par moments, mais repousse toujours, renaît dans la bouche. A la fin, il ne va pas assez vite, dans ses tentatives désespérées de cracher cette masse, qui fait un tas immonde à ses pieds, comme du papier mâché, des régurgitations dégueulasses, que les passants regardent furtivement, dégoûtés.

 

     Maintenant il ne peut plus se cacher, son entourage, même ses amis, maintenant, tout le monde, le voit se battre à grosses sueurs, grands gestes, avec cette hydre, ce corps-corde qu’il extrait de lui, en même temps qu’il se met à cracher des taches sombres, qui ne sont pas du sang, on le rassure, mais bel et bien de l’encre noire, très noire.

     Le sol, les habits, les gens autour de lui, tout en est, pour sa plus grande confusion, irrémédiablement taché.

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