Dis comment c'était
Dis comment c’était, dis, raconte
mais
pas comme on raconte une histoire, pas comme si j’étais quelqu’un qui t’écoute, dis comme si tu te rappelais à toi-même, dis sans ordre, sans début ni fin ni milieu, sans phrase, comme si je n’étais pas quelqu’un d’autre à qui tu dis, comme si par effraction j’entrais, tu me faisais entrer, tu entrais et me faisais entrer, avec toi, par toi, derrière toi,
dans ton espace
dans ton lieu
dans ta chambre
sans subjonctif ni négation, ta chambre, aux murs bleu ciel avec des roseaux d’angle, dis comme le corps de ta chambre est long, et haut, comme l’espace a de la tenue, est clair selon les époques de l’année, est grand et sent le pain frais par une matinée de dimanche (dans les livres on dit dominicale, mais toi tu ne sais pas : tu as cinq ans alors), tu installes un tourne-disques et écoute des chansons françaises, et le four en dessous de ta chambre, le four dans le fournil de ton père broie l’air dans un feulement puissant, dis, dis-le, un souffle qui monte de l’espace du dessous, dis, le fournil où ton père travaille, parce que même si on est dimanche, dans ta chambre lumineuse aux comptines d’autrefois, ton père est là, dans l’espace du dessous qui travaille, qui fait trembler le parquet, sous la moquette rêche qui brûle les genoux quand tu tombes trop vite, et immédiatement, tu dis, tu murmures, tu te souviens, l’odeur chaude envahit l’air, l’enlumine et ça entre
depuis l’espace du dehors
dans ton espace
dans ton lieu
dans ta chambre
ça entre, tu dis, dans ta gorge même, par les pores, tu n’y peux rien, c’est entré, c’est en toi, ta mémoire, tu n’as rien fait pour, ça a le goût de ta chambre et du soleil dans ta chambre, un dimanche matin, du soleil qui vibre par la bouche du four, dans l’espace du dessous, au fournil, et tu dis je vois des particules chaudes qui sont là, suspendues dans la lumière du matin, la tête à l’envers, tu dis, allongée en travers de ton lit, près du tourne-disques, tu dis le plafond est blanc et doux je voudrais marcher dessus, poser doucement les pieds nus dessus, embrasser tout mon espace depuis cet endroit-là. Cet en haut, qui jamais n’est empli, envahi par les objets, qui reste toujours lisse et vide et blanc doux, simplement, comme l’ombre du voilage, dans l’odeur du fournil qui l’effleure à peine.