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L'initiation

     La danseuse a rarement sous les yeux l’empreinte gravée de son mouvement. Imaginons que la fibre blanche de la page ait absorbé le sillage d’une encre encore enrouée ici, onctueuse là. La danseuse contemple ce qu’elle a dessiné sans comprendre. C’est là, bien à plat maintenant et, victorieuse, elle s’étire dans un geste de joie et de rupture.

 

     Elle a cafouillé parfois longtemps, comme on froisse une feuille de colère, et son corps a souvent été meurtri de ces gribouillis, mais elle les aime comme on aime des ratures qui font avancer. Et quand elle a désormais bien en main le geste précis, au millimètre, quand elle a saisi le bon fil qu’elle saura répéter chaque soir pendant des mois, elle s’investit d’une certitude qui la coupe d’elle-même, lui fait immédiatement oublier cet avant qui l’a vue ployée de sueur et de frayeur à l’idée de ne plus savoir dire. Au moment où de tout son corps elle a coulé enfin dans la bonne phrase, s’est fondue en elle, pendant encore quelques secondes intenses, elle s’est sentie enveloppée de toutes ces ébauches accrochées dans l’air comme un parfum en suspens. En même temps elle a vu ce cocon se désagréger de tous ces cheveux d’ange, a vu s’estomper le tremblement de l’avant, du tâtonnement d’une forme qui se cherche. Elle l’a trouvée. Et oublié comment c’était avant de ne pas savoir.

 

      Toute danse est une initiation.

 

      Là, imaginons qu’elle revienne en arrière, mêlant en un regard naïveté et pleine conscience, impossible. Elle voit dans la volute bleue, généreuse, la promesse d’une amplitude, d’une énergie mûre qui rayonne avec fermeté. Elle observe aussi la frêle esquisse de pas qui se suivent encore dans le tracé premier, dans l’hésitation, le tâtonnement d’un mouvement qui n’est pas encore choisi, pas encore arrêté – le sera-t-il jamais, d’ailleurs, son corps entier résonne, vibre d’un élan divin. Alors elle est émue. Ce sont ses repentirs à elle, pas plus montrés d’habitude que ceux du peintre, et pourtant là aussi, dans l’invisible. Sous l’épaisse couche de mouvement, ils sont là, à battre encore comme un trésor enfoui.

 

      Deux sillages, l’ébauche tâtonnante et le fil assuré, s’entremêlent sur cette page offerte et ne font plus qu’un. Ils sont visibles.

 

       Sur scène, la danseuse s’évertue, les yeux fermés, à retrouver ce moment de grâce où elle allait basculer dans la certitude, où le bon fil s’imposerait au milieu d’un écheveau complexe de possibles enragés, de ratés amers. Le fil est trempé de toutes ces ébauches oubliées, qu’elle sait pourtant là, au fond. Son obsession sature l’air et hypnotise. Elle est présente.

      Elle le voit là, sur cette feuille, de plein fouet, comme si elle s’était retournée assez vite pour, le soleil dans le dos, décoller de son ombre agitée et brouillonne. Elle sait bien que c’est impossible. Et elle lève les bras dans un geste enfantin de victoire.

       Toute danse est un défi au temps qui nous mesure.

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